Lors d’un forum à Sion, des guides, des survivants et des sauveteurs sont revenus sur les conséquences pour ceux qui survivent. Ils appellent à briser le tabou qui entoure ces drames.
En cette journée de fin d’hiver, Michael* lutte contre les dernières difficultés de la face nord d’un sommet du Valais central. Devant lui, Jonathan*, son compagnon de cordée et ami, n’est plus qu’à une vingtaine de mètres de l’arête sommitale. Ils sont jeunes, ont l’habitude d’évoluer ensemble; alpinistes aguerris, ils connaissent le terrain. Après un court échange sur les conditions, ils décident de continuer. Ce sera le dernier souvenir de Michael de cette journée.
Une avalanche se décroche et les emporte jusqu’au pied de la face, où ils sont ensevelis sous près d’un mètre de neige. Une autre cordée donne l’alarme et vient les dégager. Tous deux sont grièvement blessés. Michael est plongé dans le coma durant trois jours, tandis que Jonathan, lui, ne s’en sortira pas.
Devant un parterre de professionnels de la montagne, dans le cadre du Forum Avalanches 25 organisé par l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches (SLF) et les associations suisses engagées dans la prévention des accidents d’avalanche (KAT), ce samedi à Sion, Michael revient sur cette histoire pour la première fois en public. «Le Nouvelliste» a pu y assister.
Le poids des décisions
Pour Michael, il s’agit de «briser un tabou», celui de l’erreur qui, même lorsqu’elle a des conséquences aussi graves, ne doit pas rester un fardeau dont on ne peut jamais s’alléger. «La culpabilité complexifie le deuil. Ça n’a pas été évident. C’est une mauvaise appréciation de la situation qui a conduit à l’accident», confie-t-il. Lucide, il passe énormément de temps à analyser le déroulé de cette journée dont le souvenir demeure intact.
«Je me souviens de toutes les décisions, des mesures qu’on a prises. On était jeunes, on manquait sans doute d’expérience et, si proches du sommet, c’était difficile de renoncer», se remémore-t-il. «A posteriori, ce n’était pas la bonne décision, car elle a conduit à cet accident dans lequel j’ai perdu un ami. Mais, sur le moment, dans cette situation compliquée, avec l’expérience et les connaissances que nous avions, nous n’aurions pas pu prendre une autre décision.»
Dans un monde qui se dessine de plus en plus en noir et blanc, le témoignage de Michael tente d’amener de la nuance. Dans un environnement aussi complexe que la neige, où le danger est une réalité connue de ceux qui y mettent les pieds, ce devrait être la règle. «On n’a jamais de feedback quand tout se passe bien. En revanche, une petite erreur de jugement dans tout le processus décisionnel peut avoir des conséquences dramatiques, mais c’est très différent de la négligence. Ça, je n’aurais pas pu le supporter.»
Les réseaux sociaux en horreur
À côté de lui, Raphy Richard, guide et sauveteur chez Air-Glaciers, ressent le besoin d’intervenir. «Quand tu commences comme sauveteur, tu as un regard hypercritique sur ces accidents. Et puis, au fil des années, il t’arrive deux ou trois bricoles. Aujourd’hui, je me rends compte que, dans deux tiers des avalanches sur lesquelles je suis intervenu, j’aurais pu skier ces pentes.»
Il peste contre les critiques qui émanent en particulier des réseaux sociaux. «Cela vient de gens qui n’y connaissent rien, et ça me met énormément en colère.» Et de rappeler que, dans la majorité des coulées sur lesquelles il intervient, les personnes impliquées – en particulier des jeunes de plus en plus formés – ont réussi à se dégager et s’en sortent vivantes. «Mais ça n’intéresse personne», soupire-t-il.
Représentant de l’Association suisse des guides de montagne, Xavier Fournier abonde: «Ce poids est très pénible à supporter, en particulier pour les proches qui voient leurs blessures se rouvrir. Il ne s’agit pas d’être dans l’omerta, mais la majorité des messages que l’on lit n’amène rien. Ce sont souvent des jugements hâtifs et blessants.»
C’est ce qui a notamment poussé «Le Nouvelliste» à ne plus publier les articles en lien avec les avalanches sur les réseaux sociaux. Alors que tout le monde semble capable de faire la différence entre un chauffard alcoolisé qui prendrait l’autoroute à contresens et un conducteur qui sortirait de la route sur une plaque de verglas, toute retenue disparaît s’agissant des accidents de montagne.
Le guide a-t-il le droit à l’erreur ?
De ce regard-là, Jean* avoue avoir eu peur, il y a quelques années. C’était une journée de printemps: le guide de montagne chevronné, avec 32 ans d’expérience, quitte la cabane au petit matin pour une randonnée à ski. À sa corde, il a quatre clients, dont un ami très proche avec un excellent niveau. Arrivé au pied d’une petite combe, ce dernier lui demande s’il peut y aller en premier. Puis survient ce bruit sourd: «Woum». L’avalanche descend et emporte le malheureux 380 mètres plus bas. Il meurt sur le coup.
Jean concède: «J’aurais dû être emporté. Et les journaux auraient titré: “Un guide se tue avec quatre clients.” J’aurais aimé échanger ma place avec lui, mais ce n’est pas possible. Aujourd’hui, je me dis que j’ai de la chance de vivre et je dois tirer les leçons de cette expérience.» Il marque une pause. «Je crois que, comme guide, on devrait toujours se demander: est-ce que je suis prêt à accepter de perdre un client? Et si ça arrive, comment vais-je continuer à vivre? Ça ne veut pas dire qu’il faut dire non à tout, mais on doit en être conscient.»
L’occasion pour Xavier Fournier de fissurer la carapace d’une profession qu’on imagine volontiers taiseuse. «Même s’il connaît les risques de la montagne, un guide aura très vite l’impression qu’il a tout fait faux en cas d’accident et peut sombrer dans une vraie détresse. Je crois qu’il faut accepter que le mythe du “guide-superman” s’effrite: on a tous des forces et des faiblesses. L’erreur reste possible. Ce qui est important, c’est d’avoir tout fait pour l’éviter.»
Car, qui dit accident, dit enquête et potentielle procédure pénale.
Police et justice cherchent « à comprendre »
À la tête du Groupe Montagne de la police cantonale, Pascal Gaspoz rappelle que la police est systématiquement dépêchée sur les lieux d’un accident mortel. Les personnes impliquées sont ensuite entendues dès que leur état le permet: le soir même pour Jean, à sa sortie de l’hôpital pour Michael. «Notre mission première n’est pas de désigner un coupable, mais de comprendre ce qui s’est réellement passé. Notre expérience de la montagne nous aide à aborder ces situations avec le recul et la sensibilité nécessaires.»
Dans le cas de Jean, la justice classera l’affaire. Les expertises diront qu’il a pris toutes les précautions nécessaires pour choisir une course adaptée, qu’il n’a pas cessé d’évaluer les conditions jusqu’au dernier moment et que ses choix ne peuvent lui être reprochés. Le guide, toutefois, ne tourne pas la page. «J’ai obtenu, ce jour-là, le droit de pouvoir continuer. Mais je dois devenir meilleur. Cet accident m’a appris qu’on peut toujours faire mieux. J’aurais préféré ne jamais le vivre, mais il a été constructif.»
Michael, lui, va commencer cet hiver la formation de guide de montagne. Un choix qui le conduit dans un monde où les responsabilités à assumer sont bien plus grandes. Il avoue volontiers avoir beaucoup de questions sur sa capacité à y faire face, à encaisser la pression. Mais il garde une certitude: «Je veux continuer à aller en montagne. J’ai une chance à saisir, je peux envisager les projets qu’on avait avec Jonathan.» Et espérer, surtout, que son histoire puisse être une main tendue à ceux qui n’osent plus avancer.
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*Nous avons modifié les noms des protagonistes et les détails des accidents, notamment pour protéger l’anonymat des personnes et des proches concernés.

